[Chronique radio] Art paléolithique : les interprétations de l’art pariétal figuré

Altamira est découverte en 1879, mais il faudra attendre la découverte de Font de Gaume en 1902 pour que les préhistoriens reconnaissent l’art pariétal paléolithique. Cette reconnaissance bouleverse l’image que nous avions de nos ancêtres, leur conférant une grande capacité d’abstraction et de symbolisation.

Extrait Emission #100 : Chronique préhistoire d’Ana #2 : Interprétations de l’art : : Janvier 2018
2 janvier 2018. 12 min

Sommaire :

La magie de la chasse Le chamanisme Homo faber vs Homo sapiens art mythologique Bibliographie

La magie de la chasse

Coïncidant avec la découverte des peuples premiers et de leurs arts, de nombreuses interprétations sont inspirées des récits ethnographiques (Laming-Emperaire, 1962).

Dès le début du XXe siècle l’art paléolithique est perçu par certains comme un art magique, symbole de l’esprit religieux qui anime l’homme dès ses origines. Les figurations étaient souvent interprétées comme des représentations de sorciers revêtus de peaux de bêtes lors de cérémonies liées à la chasse pour favoriser l’abondance du gibier. À Lascaux par exemple, certains signes, situés sur le corps des animaux, en particulier entre l’encolure et les flancs, et à l’épaule, peuvent être interprétés comme armes ou blessures. Annette Laming-Emperaire envisageait certains signes abstraits comme des pièges et voyait en Lascaux un sanctuaire lié à la magie de la chasse.

Scène du puits, grotte de Lascaux

Les nombreuses études des restes osseux ont démontré que les hommes préhistoriques ne peignent pas les animaux qu’ils consomment. Cependant, une étude menés en 2010 sur les animaux dit fléchés de Lascaux, permet d’envisager une magie de la chasse qui ne serait pas liée à une quête alimentaire mais à une chasse rituelle ou qualifiante, comme chez les Massai qui pratiquent une chasse aux lions rituelle. Ce sont les animaux dangereux, félins et bisons, qui sont peints fléchés. Ces représentations peuvent également avoir pour rôle d’annihiler la dangerosité de ces animaux comme cela se pratiquait en Égypte ancienne où des êtres hostiles sont représentés percés de flèches ou de couteaux. Cela pourrait être une annihilation, crainte d’une animation effective des images. Comme le note Marc Azéma, l’art de Lascaux est extrêmement vivant et animé. Les animaux semblent vivre et bouger sur les parois.

Fallait-il donc empêcher cette animation en les surchargeant d’armes au cas où ils prendraient vie ? C’est une des thèses envisagées par Julien d’Huy et Jean-Loïc Le Quellec.

Le chamanisme

La théorie de l’art chamanique est envisagée dès les années cinquante par Kirchner qui rapproche « sorciers » paléolithiques et chamanes sibériens. Mircéa Eliade présentera également, dans l’édition revue et corrigée de son ouvrage sur le chamanisme en 1964, l’art préhistorique comme un art chamanique. Cette thèse est reprise en 2007 par Jean Clottes et Lewis-Williams mais est fortement critiquée pour deux raisons principales.

Tout d’abord, ils accordent bien trop d’importance aux états de consciences altérées, réduisant implicitement le chamanisme à la transe et la transe au chamanisme. D’autre part, ils n’hésitent pas à qualifier l’art des San, peuple nomade d’Afrique du sud, d’art chamanique. Pourtant, le concept de chamanisme ne semble pas adapté au contexte africain. Luc de Heusch, vers 1960, oppose fermement culte de possession et chamanisme puisque, de l’un à l’autre, le rapport entre humain et esprits s’inverse. Le chamane chevauche les esprits et revient pour raconter ce qu’il a vu, sa possession, si elle a lieu, est bénéfique ; au contraire, dans le culte de possession ce sont les esprits qui chevauchent l’homme et ce dernier ne se souvient de rien. La possession est souvent considéré comme un mal qu’il faut exorciser et elle est parfois davantage au service du pouvoir que de la guérison. D’autre part, la divination ou la possession ne sont pas forcément suivi de transe. Il y a tout un continuum entre ces deux extrêmes, chamanisme et culte de possession, que les auteurs des Chamanes de la Préhistoire ont trop facilement éludé pour unifier artificiellement des rituels complexes et diversifiés.

Homo faber vs Homo sapiens

Georges Bataille, riche des connaissances de l’abbé Breuil, publie en 1955 Lascaux ou la naissance de l’art et se propose de réorienter notre vision de l’art. Inscrit dans un monde judéo-chrétien dont il pousse à l’extrême la violence sacrée (Eros et Thanatos), Bataille valorise une esthétique de l’informe d’inspiration nietzschéenne et dionysiaque. L’art est le miracle qui a permis « le passage de la bête humaine à l’être délié que nous sommes » (Bataille, 1955). Si la technique est au cœur de l’hominisation - l’homme étant "l’animal qui n’accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain" (Bataille, 1957) - c’est l’art, jeu divin ou sacré s’opposant au monde du travail, qui permet à Homo faber de devenir Homo sapiens (Bataille, 1955). Mais pour Bataille le sacré est ambigu, à la fois divin et démoniaque, source de toutes les altérités et hétérogénéités, de beauté, de laideur et d’effroi. Les figures anthropozoomorphes l’interpellent et c’est à travers elles qu’il perçoit les frémissements de l’homme sortant de l’animal, homme masqué du prestige des bêtes "Comme s’il avait honte de son visage et que, voulant se désigner, il dût en même temps se donner le masque d’un autre" (Bataille, 1955). Cette séparation de l’homme et de l’animal est vécu comme un processus négatif au cours duquel l’homme s’éloigne du divin, du monde animal dans lequel le travail, le profane, n’existe pas. Bataille ne manque pas de remarquer les Vénus et autres présentations ithyphalliques (Bataille, 1955, 1957 et 1961). L’art préhistorique exhibe ce que la civilisation judéo-chrétienne cache, le sexe et la mort, parce que les hommes de ces temps lointains inclinaient à retrouver le monde sauvage qu’ils "figuraient avec ferveur, dans l’angoisse, inclinant à l’oubli, pour un temps, de ce qui naissait en eux de clair, de prosaïquement efficace et d’ordonné" (Bataille 1955). Pour Bataille l’homme de Lascaux "créa de rien ce monde de l’art, où commence la communication des esprits". Art intimement lié à l’angoisse de l’homme face au chaos qu’engendre la mort et l’érotisme, acte violent à la fois destructeur et créateur. Bataille tente de s’extraire de l’influence humaniste et judéo-chrétienne de sa société en renouant avec les forces dionysiaque du chaos. Cependant, sa vision de l’animalité reste enfermée dans le carcan de l’ontologie occidentale qui, au mieux, rejette l’animal dans l’immanence et l’immédiateté du monde : "L’animal est dans le monde comme l’eau à l’intérieur de l’eau" (Bataille, 1948). Conception de l’animalité qu’il transpose aux hommes du Paléolithique.

Un art mythologique

En recoupant les études de l’art pariétal et rupestre de nombreux peuples, un certain nombre de chercheurs envisagent actuellement l’art des hommes de la préhistorique comme un art mythologique (Fritz, Tosello). Certaines compositions semblent bien raconter une histoire : la scène du Puits de Lascaux, le combat des rhinocéros à Chauvet. D’autre part, les chevaux ponctués de Pech Merle rappellent un peu les animaux mythologiques tachetés de l’art rupestre d’Afrique australe. Il est certain que les peuples humains usent des mythes depuis siècles, peut-êtres des millénaires, pour symboliser les forces de la nature et justifier l’ordre du monde qui constitue leur société.

Cependant, les hommes du Paléolithique ont figuré majoritairement des animaux. L’ébauche humaine, souvent sous forme anthropozoomorphe, est présente dans des endroits plus isolés et parfois difficiles d’accès. Le visage quant à lui apparaît plus tardivement. Cet imposant bestiaire préhistorique nous interpelle encore aujourd’hui. Que ces peintures préhistoriques aient été le fruit de transes effrénées, de jeux dionysiaques, de contemplations extatiques et/ou de méditations philosophiques, elles témoignent avant tout de l’appartenance de l’homme à la grande chaîne du vivant et du monde animal. Cette filiation si difficile à rendre compte de manière mécaniste et analytique est ressentie encore de nos jours par des peintres, des philosophes, des poètes, des concierges, des balayeurs. Ce sentiment d’appartenance de l’homme au monde animal s’exprime par un dialogue avec la nature, car l’homme est lui-même nature, créature sur terre et créature dans l’univers.

Bibliographie sommaire

 :

  • BATAILLE G. (1948) – Théorie de la religion.
  • BATAILLE G. (1955) – Lascaux ou la naissance de l’art.
  • BATAILLE G. (1957) – L’érotisme.
  • CLOTTES J. et LEWIS-WILLIAMS D. (2007) – Les chamanes de la préhistoire : texte intégral, polémiques et réponse.
  • FRITZ C. (2018) – L’art de la Préhistoire.
  • D’HUY J. et LE QUELLEC J.-L. (2010) – Les animaux ”fléchés” à Lascaux : nouvelle proposition d’interprétation.
  • LAMING-EMPERAIRE A. (1962) – La signification de l’art rupestre paléolithique.
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