[Chronique radio] Le progrès en marche

Dans un article de 1997, le sous-commandant Marcos de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN), analyse la situation du Mexique et la géostratégie de la nouvelle donne internationale. Pour lui, la quatrième guerre mondiale a déjà commencé.

Le néolibéralisme, devenu système mondial, est une nouvelle guerre de conquête de territoires. La guerre se livre désormais entre grands centres financiers, sur des théâtres mondiaux et avec une formidable et constante intensité. Des no man’s lands ne cessent de croître et se multiplier au profit de quelques puissances (les États-Unis, l’Union Européenne, la Chine, le Japon). La crise économique mondiale et la nouvelle révolution informatique accélèrent le démantèlement des états-nations au profit d’un capitalisme international qui rend les pouvoirs publics impuissants. La vitesse de propagation de ce nouveau système a été si brutale qu’il est désormais difficile, pour les États nationaux, de défendre les intérêts de la Nation. Ce nouvel ordre mondial n’accepte aucune forme de démocratie, de liberté, d’égalité ou de fraternité. La scène planétaire est transformée en un nouveau champ de bataille où règne le chaos. « Les hyperbombes financières » servent à attaquer les territoires (États-nations) en détruisant les bases matérielles de leur souveraineté, en produisant leur dépeuplement qualitatif et l’exclusion de tous les inaptes à la nouvelle économie.

Ce que subissent les peuples indigènes illustre cette stratégie : la population indigène mondiale d’environ 300 millions de personnes vit dans des zones qui recèlent 60 % des ressources naturelles de la planète. De multiples conflits éclatent pour s’emparer de leurs terres, exploiter les ressources naturelles et développer le tourisme. Les territoires indigènes sont d’abord menacés par l’industrie du pétrole, des mines, et du tourisme, puis par la pollution, la prostitution et les drogues.

Dans cette nouvelle guerre, les États sont des entreprises, les hommes politiques des gestionnaires et la politique sert uniquement à gérer l’économie. L’unification du monde n’est autre que le développement d’un unique marché, et les nouvelles alliances régionales ressemblent davantage à une fusion commerciale qu’à une fédération politique. Dans ce gigantesque hypermarché planétaire ne circulent librement que les marchandises. Le crime organisé, le gouvernement et les centres financiers sont tous intimement liés.

Au Mexique la violence est présente à tous les niveaux. Les Accords d’Alena de 1994 ont eu des effets désastreux. Autorisés à exporter sans entraves, les États-Unis ont inondé ce pays de leur maïs subventionné et issu de l’agriculture intensive, engendrant une baisse des prix qui a déstabilisé l’économie rurale.

« Des millions de campesinos (paysans) expulsés des campagnes ont migré pour se faire embaucher dans des maquiladoras, où ils ont pesé à la baisse sur les salaires, ou ont tenté de passer la frontière et de s’installer aux États-Unis. L’exode rural a également exacerbé les problèmes sociaux dans les villes mexicaines, conduisant à une montée en intensité de la guerre de la drogue. […] »

Ces départs massifs s’expliquent notamment par l’explosion du prix des produits de première nécessité. L’usage croissant du maïs américain pour produire de l’éthanol a fini par engendrer, au milieu des années 2000, une augmentation des prix, lourde de conséquences pour le Mexique, devenu dépendant des importations agricoles américaines. Le prix des tortillas — l’aliment de base dans ce pays — a bondi de 279 % entre 1994 et 2004.

Depuis 2017 la violence ne cesse de croître : plus de 25 000 morts en 2017 et une augmentation de 20 % est déjà visible en 2018. Jusqu’à tout récemment, la capitale Mexico semblait avoir été épargnée par la violence des cartels, mais elle est rattrapée par ce phénomène. Un nombre important de journalistes, qui mènent des investigations destinées à dénoncer les complicités entre gens de pouvoir, fonctionnaires, policiers et criminels dans la région proche de la frontière, sont régulièrement assassinés. L’annonce de leur mort est accueillie dans la plus grande indifférence. Les crimes demeurent impunis.

Dans son livre L’Homme sans tête, Sergio Gonzalez Rodriguez analyse le phénomène de la décapitation à partir de la découverte de plus en plus fréquente au Mexique de corps sans tête ou de têtes tranchées exposées à la vue de tous. C’est à cette occasion qu’il rencontre un tueur à gages spécialisé dans les décapitations. Le résultat est un témoignage saisissant sur les usages rituels de la violence sous la protection de la Santa Muerte, un culte populaire adopté par des trafiquants de drogue, des militaires, des criminels, des marginaux et des pauvres dans les zones périphériques du pays. L’impact des exécutions est amplifié par les blogs et portails spécialisés qui proposent les vidéos des mises à mort filmées par leurs auteurs. La violence extrême des règlements de comptes entre criminels et trafiquants de drogue est fortement liée à la corruption de l’État lui-même. Chaque année les cartels font passer plus de 25 milliards de dollars des États-Unis vers le Mexique. Le narcotrafic constitue donc la principale source de devises du pays, devant les exportations de pétrole (25 milliards de dollars) et les envois d’argent de résidents à l’étranger (également 25 milliards de dollars). Cette manne alimente directement le système financier, colonne vertébrale du modèle néolibéral. Tarir la source conduirait à l’effondrement économique du pays. En d’autres termes, le Mexique repose sur une narco-économie, laquelle ne peut se maintenir sans le pilotage adapté d’un narco-État.

Toute cette violence alimente le système économique et idéologique de l’empire capitaliste. Mais cet empire ne peut fonctionner sans l’accord, plus ou moins tacite et conscient, d’un certain nombre d’individus. La peur est un moteur essentiel pour l’avancée du néolibéralisme et de sa technologie meurtrière.

L’individu de l’empire est un être morcelé et soumis à des organisations géantes qui administrent son existence et sa vie matérielle. Il est dépendant mentalement et concrètement de l’appareil de production industrielle, une vaste organisation nourricière qui prétend protéger l’homme contemporain tant du manque matériel que de l’angoisse du vide. Cette nourrice est à l’image de la mère castratrice fantasmée par le patriarcat et mise au service du nombre par la bourgeoisie. Elle étouffe et infantilise, cloisonne et rejette la réalité du monde. Depuis la création de l’État moderne, les classes dangereuses – prolétaires, migrants, vagabonds et autres marginaux – ont toujours eu un statut d’objets. Nous sommes tous, chacun à notre tour, appréhendés comme des patients, des criminels ou des marchandises. Avec le développement de la biométrie le corps se réduit davantage, et le pouvoir exige des comportements automatiques. L’homme ne connaît plus l’expérience des relations et des affects, ce qui engendre des attitudes délirantes et monstrueuses, à l’image de l’environnement autiste et irresponsable dans lequel il baigne.

La conception de la liberté qui domine les esprits depuis longtemps est celle de l’absence de contraintes, et en particulier celles relatives à la nature et aux relations personnelles : Être le moins dépendant de la nature et des autres. Elle découle directement d’une vision particulière du monde, transmise de génération en génération, via les fictions familiales et historiques qui façonnent nos subjectivités. L’homme serait ainsi un loup pour l’homme, et rien que cela. La nature serait hostile, fasciste, dangereuse, et rien que cela. Le progrès que nous vend le capitalisme et le capitalisme lui-même sont nés de cette fiction et de la peur qu’elle distille. Ainsi, notre conception de la liberté est intimement liée à notre peur de la nature et des autres.

Les individus de l’empire, dominés par cette peur, sont devenus dépendants de la grande nourricière qu’est l’industrialisation, ils craignent sa disparition et les no man’s lands sont là pour leur rappeler que sans tout leur attirail de protections institutionnelles et technologiques ils seraient décapités et violés par des hordes sauvages, des bactéries, des virus ou des parasites. La répétition des massacres est assénée depuis des siècles sur tous les fronts et une seule solution nous est proposée : se plier à l’automatisation ou agoniser sous la torture puisque « depuis Auschwitz, la mort signifie avoir peur de quelque chose de pire que la mort. »

Dans l’empire capitaliste, le monde – et donc tous les êtres qui en relèvent, quels qu’ils soient – est composé de deux grands éléments : d’un côté les formes, les idées, les messages, les informations… et de l’autre, le désordre, le hasard, l’entropie. D’un côté l’esprit, de l’autre, la matière. L’entropie représente une violence fondamentale contre laquelle seule l’information permet de lutter… Et l’information se déverse, toujours plus numérisée, toujours plus binaire. Elle nous allège du travail de la pensée, lisse et arrondit les angles de nos émotions et désirs, nous promet un bien-être uniforme et universel, tous connectés comme une seule et même machine jouissante.

Mais ce qui se passe au Mexique, au Congo, en Grèce, ne tardera pas à passer par-dessus les murs que l’empire érige pour se protéger. Il est important de rappeler, que, conformément aux demandes de l’institut européen des statistiques Eurostat, le calcul du PIB français intègrera désormais les ventes illégales de drogue, au motif que ce sont des transactions commerciales librement consenties. De nombreux pays européens y intègrent également les richesses issues de la prostitution. La machine promise, le Paradism, cette fiction qui consiste à croire que la liberté c’est de laisser les machines travailler et penser pour nous, est en vérité le masque d’une élite qui souffre de maux bien plus terribles encore que le citoyen de l’empire, parce que l’élite ne sera jamais satisfaite, parce qu’elle ne sera jamais le Dieu qu’elle rêve être, parce qu’elle est dénuée d’empathie et de pitié… elle n’hésitera pas à dévorer tout ceux qui la servent. Elle n’hésite pas à abrutir physiquement et moralement la masse par les nouvelles technologies pour dominer et maintenir son règne. Que nous soyons consommateurs, victimes ou bourreaux, elle se régale. Les cadavres sont marchandises, les cadavres sont recyclables. Le progrès que nous promet le capitalisme n’est autre que l’avancée de l’horreur, du « Viva la muerte » que criaient les franquistes.

Pour lutter contre cette idéologie qui nous infantilise, détruit la planète et les Terriens, pour l’extirper de nos corps, nous devons affronter ces peurs, les nommer et les briser. Ce sont elles que nous devons domestiquer, et non les animaux, les végétaux, les vents, les atomes. Car la santé n’est pas un taux d’iode équilibré, la liberté n’est pas la sécurité de l’emploi, de l’habitat, des aliments. Santé et liberté vont de pair, elles sont notre capacité physique, mentale, morale, à vivre sur Terre. Le courage n’est pas accepter le lourd fardeau des siècles mais redevenir responsables de nos actes et pensées, parce que ce sont avec eux que nous agissons dans le monde et ils ne sont jamais inoffensifs. La solitude de l’homme n’existe que parce qu’il s’est aliéné la nature et les autres espèces, nous devons réapprendre à vivre avec ces autres, ne plus craindre l’étendue des troupeaux et forêts sauvages, retrouver cet émerveillement dont les peintures préhistoriques témoignent.

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