[Chronique radio] L’enfer du développement durable

Il est surprenant qu’à l’heure actuelle certains espèrent encore que le développement durable soit soutenable, qu’il puisse respecter les conditions de vie terrestre, offrir une vie d’abondance aux humains, restaurer les sols, les océans, les ruisseaux, l’air et la biodiversité. Certains pensent encore que le développement durable répond au souhait de tous les peuples de la Terre qui rêvent de faire fonctionner leurs usines, leurs smartphones, leurs ordinateurs, de couper leurs arbres pour transformer leur horizon en champs d’éoliennes. Pourtant, tout porte à croire que le développement durable est une gigantesque campagne publicitaire menée par des hommes et des femmes possédées par le goût du profit, des sociopathes qui se moquent bien de transformer la planète en enfer. Les promoteurs du développement durable ne connaissent « aucune limite à faire du mal à autrui physiquement et moralement »

[agriculture ecolodurable ecouragée par Isabelle Delannoy->http://partage-le.com/2018/10/de-paul-hawken-a-isabelle-delannoy-les-nouveaux-promoteurs-de-la-destruction-durable-par-nicolas-casaux/]

. Le 20 janvier 1949, le Président Truman prononce un discours dans lequel il divise les humains en deux catégories : d’un côté les habitants développés, de l’autre les sous-développés. Les États-Unis se proposent d’aider les sous-développés, le Sud économique, à atteindre l’abondance matérielle des développés. Le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) et la Banque mondiale promettent aux différents États du Sud économique l’accroissement de leur PIB et l’abondance grâce aux transnationales du pétrole et des minerais, à l’exploitation intensive et motorisée des terres, et autres innovations autoritaires. Au nom de la civilisation, encore une fois, les terres de tous les peuples sont accaparées pour servir l’avidité des multinationales et de ceux qui les servent. Rien d’étonnant à ce que ces promesses soient un échec et à ce que l’écart entre les plus pauvres et les plus riches ne cesse de croître. Contre toute décence, ONG et États promulguent encore les vertus du développement, qualifiant les « pays sous-développés » de « pays émergents », comme s’il était nécessaire de les extraire de la nuit obscure de l’immanence pour qu’ils atteignent enfin la transcendance occidentale.

Le développement est une continuité de la colonisation, il s’impose aux populations à coups de machines et de moteurs, de déchets et d’exploitations, considère les humains de ces pays comme des primitifs ayant manqué la marche menant au progrès technologique et auxquels il faut apporter la Lumière, au sens propre comme au figuré, pour les civiliser. Leurs cultures, leurs langues, leurs rapports au monde, au vivant, au lieu, à la mort, à l’amour ne sont pas seulement insignifiants, ils entravent aussi le développement du progrès (ou inversement). Le développement est un ethnocide, il ne peut en être autrement puisqu’il refuse d’entendre ce que les peuples indigènes lui répondent depuis des siècles :

« [Ils] pensent que nous voulons de l’argent. Ils ne comprennent pas que nous voulons la liberté ; ils ne comprennent pas que le peu que nous avons accompli, c’est de lutter sans photos, sans interviews, sans livres, sans consultations, sans sondages, sans votes, sans musées et sans mensonges. Ils ne comprennent pas que ce qu’ils appellent "progrès" est un mensonge, qu’ils ne peuvent même pas s’occuper de la sécurité des femmes, qui continuent à être battues, violées et assassinées dans leur monde progressiste ou réactionnaire. Combien de femmes ont été tuées dans ces mondes progressistes ou réactionnaires pendant que vous lisez ces mots, camarade, ma sœur ? »

C’est ainsi qu’en 1987 dans le rapport Brundtland, publié par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, apparaît l’expression « développement durable » (traduction de sustainable development). Cette expression révèle l’ignorance et l’indifférence des dirigeants quant à la réalité écologique. Comment, en effet, dans une planète finie, peut-on croire qu’un développement, synonyme de croissance, expansion, prolifération, peut être soutenable ou, pire encore, durable. Comme le précise Thierry Sallantin, seule la stabilité est soutenable. Mais la stabilité n’est pas compatible avec notre système techno-économique et le développement durable est un concept pensé pour permettre à ce système de se développer malgré les destructions qu’il génère, parce que ce qui doit croître en priorité c’est la courbe du CAC 40. Pour que cette courbe grimpe, il est nécessaire de domestiquer les êtres et les forces domesticables jusqu’à épuisement du sauvage. Les membres du Conseil mondial des affaires pour le développement durable ne s’y trompent pas, le laisser vivre n’est pas rentable. Le sauvage, la biodiversité, les zones libres doivent être réifiés, exploités, détruits au nom de la progression sans fin du modèle technique, économique et sociale du capitalisme. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le mot « durable » ait été préféré au mot « soutenable », il appartient à la logique managériale qui se soucie avant tout des bénéfices à court terme ; ce qui doit durer c’est la machine économique, la compétitivité des entreprises.

Dès son origine, le « développement durable » n’est rien d’autre qu’une expression pour travestir le capitalisme, il n’a pour but ni d’améliorer la vie des populations ni de protéger la nature, mais de reproduire, sous un masque faussement éthique, le même système hégémonique et destructeur, dont le but principal est de rapporter beaucoup d’argent à une poignée de psychopathes.

Le développement durable, nouvelle nomination du capitalisme, est ethnocide et écocide. L’expansion de l’enfer que la civilisation industrielle impose à toute la planète est une volonté des multinationales qui ont le soutien de l’armée, des ONG et des États. Il est utile de rappeler que c’est avec la charte des Nations Unies, en 1945, que les ONG commencent à se développer. Ce n’est pas un hasard si leur apparition coïncide avec l’expansion planétaire du capitalisme, c’est parce qu’elles sont reconnues comme acteurs du développement aux côtés de l’État et du marché. L’une des plus importante ONGE internationale, le WWF, participe activement au développement de l’enfer vert dans les pays du Sud économique. Ainsi, au Brésil, au cœur de la forêt amazonienne, dans les petits villages qui bordent les rivières Ituxi et Purus, le Fonds mondial pour la nature (WWF) et l’agence environnementale brésilienne ICMBio installent des panneaux solaires :

« Jusqu’ici ils dépendaient exclusivement de groupes électrogènes hautement polluants pour des choses aussi simples qu’allumer des ampoules pendant quelques heures, faire un peu marcher la télévision ou maintenir les aliments au frais. »

Le ton condescendant et misérabiliste est bien celui du colon qui méprise les petites maisons en bois sur pilotis. Il est vrai qu’elles ne respectent pas les normes HQE (Haute Qualité Environnementale), BBC (Bâtiment Basse Consommation) ou encore THPE (Très Haute Performance Environnementale) des éco-quartiers civilisés. Sous prétexte de sauver la forêt et d’éduquer, ils exportent leur technologie hautement destructrice pour rendre de plus en plus dépendant du système technologique et de la société de consommation mondialisés jusqu’au moindre habitant du plus éloigné recoin de la forêt. À l’instar de toutes les autres industries, de l’industrialisme dans son ensemble, l’industrie des panneaux solaires est incompatible avec une société juste et égalitaire. Il suffit de considérer le cycle de production et d’utilisation d’un panneau solaire :

« Sa fabrication et son arrivée sur le site de son utilisation requièrent un éventail international d’opérations complexes et polluantes. Depuis les extractions de matières premières, comme les terres rares, en Chine, à leur traitement en usine, à l’assemblage des composants dans une autre usine, et jusqu’au transport maritime par cargo qui l’acheminera en Europe. L’électricité qu’il produit est transmise au travers d’un circuit électrique gigantesque, et stockée grâce à des systèmes de batteries. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). En mettant le panneau solaire en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière. »

Quand ce n’est pas sous couvert de développement social ou environnemental, c’est sous prétexte de protection de la nature que les peuples indigènes sont torturés, assassinés, déportés : ainsi des Bakas dans le Bassin du Congo où le WWF travaille main dans la main avec le gouvernement congolais pour faire de ces terres, qui appartiennent aux Baka, un parc national :

[« La création du parc national de Messok Dja, au nord-ouest du Congo, entraînera l’éviction des Baka des forêts dont ils dépendent, irrémédiablement. Et les Baka n’ont pas donné leur accord. Ils subissent déjà les intimidations et le harcèlement des gardiens du parc, financés par le WWF. Accusés à tort de braconnage, ils sont harcelés et battus, réduits au silence, à la peur et à la soumission, et expulsés de leurs forêts ».->https://www.survivalfrance.org/actu/11829]

Encore une fois, ces initiatives génèrent des désastres sociaux et environnementaux, elles ne répondent en vérité qu’à la convoitise des multinationales qui ne cessent de développer parcs éoliens, barrages, centrales solaires, géothermiques ou nucléaires sur tous les continents. L’idée selon laquelle les peuples indigènes désirent monter à bord de notre Titanic est en grande partie un mythe. En Amérique latine et en Afrique, de nombreuses luttes et résistances ont lieu à l’heure actuelle contre la déforestation, l’exploitation du pétrole, le développement de l’électricité, l’accaparement des terres. Des communautés indigènes de l’Isthme de Tehuantepec, dans le Sud du Mexique, s’opposent à l’accaparement des terres par les multinationales de l’industrie éolienne. Tout comme les panneaux solaires, l’industrie éolienne, qui dépend de l’extraction de métaux rares, n’est ni souhaitable ni soutenable, et ainsi de toutes ces fausses solutions que sont les centrales géothermiques, les centrales de biomasse, les barrages hydroélectriques. Notre réseau électrique, internet, et toutes les infrastructures qui constituent la civilisation industrielle exigent et reposent sur l’exploitation de l’humain par l’humain, sur une destruction permanente des écosystèmes, de l’habitat des autres espèces vivantes, génèrent des déchets hautement toxiques, imposent une manière de vivre, une monoculture mortifère.

À de nombreuses reprises, à travers l’histoire, l’on a observé un vif refus de ce progrès technique tant vanté :

« De nombreuses sociétés ont ainsi choisi de « ne pas faire » et de conditionner l’utilisation des techniques à des fins morales, religieuses ou culturelles plutôt que de penser la technique uniquement dans le langage du progrès et de l’accroissement de puissance. Ainsi, les populations de l’Amérique précolombienne connaissaient la roue mais refusèrent de l’utiliser dans un but utilitaire ; les Indiens des grandes plaines d’Amérique du Nord adoptèrent le cheval mais en le débarrassant de tout ce qui le rendait efficace aux yeux des Européens (selle et étriers). L’efficacité technique ne va en effet pas de soi, il s’agit d’une notion relative étroitement liée à un ensemble de croyances et aux contextes socioculturels dans lesquels s’inscrit l’objet technique. » (Technocritiques, François Jarige)

Les sociétés non capitalistes et les peuples indigènes ont toujours fait preuve d’une grande inventivité technique pour s’adapter à leur environnement et mettre en place des systèmes productifs ajustés aux contraintes de leurs milieux, des économies de subsistance visant à satisfaire leurs besoins. Ces dernières n’étaient et ne sont pas le résultat d’un défaut ou d’un manque. L’économie domestique des populations indigènes s’adapte à leurs besoins et à leurs possibilités ; ils jugent leur abondance à la quantité d’efforts nécessaires pour satisfaire ces besoins. Contrairement à nos sociétés industrielles où l’accès à l’innovation technique est considéré comme le summum du luxe et de la richesse, les sociétés non capitalistes accordent plus d’importance aux relations qu’elles tissent avec le lieu qui les habitent — et qu’elles habitent.

Le luxe et la richesse que vendent les sociétés capitalistes n’ont rien à voir avec l’abondance. L’accumulation sans fin détruit les lieux et les relations que nous pourrions instaurer avec eux si nous ne subissions pas les contraintes du capitalisme :

« Le capitalisme est l’administration économique perpétuelle du déséquilibre qui surgit lorsqu’on prend plus que ce que l’on rend (aux humains comme aux écosystèmes) l’accumulation de surplus est inutile et dangereuse (…) il ne s’agit pas simplement de la quantité de ce que le capitalisme approprie, mais aussi de la vitesse, la cadence à laquelle il le fait, et qui interdit la régénération des écosystèmes partout où il étend son contrôle. C’est donc un accaparement et une destruction de l’espace du temps présent, mais aussi du temps futur. »

Ce dont souffre les puissants, nous en souffrons aussi. Cette civilisation qui ne cesse de construire des murs, des prisons, des zoos, nous empêche d’entendre ce qui vit en dehors d’elle. Pour certains, le moindre bruissement de liberté est si intolérable qu’ils s’empressent de déposer un brevet pour se l’approprier. L’artificialisation du monde constitue à leurs yeux l’accomplissement suprême. Pas étonnant qu’à la chair ils préfèrent le plastique, le métal, la silice. Leur obsession pour les poupées et les machines découle de leur croyance selon laquelle la nature serait l’ennemie de l’homme, ainsi souhaitent-ils la détruire quand nous voulons la défendre.. Mais qu’est-ce que la civilisation industrielle nous a offert de si irremplaçable pour que la vie elle-même nous importe moins ? La chirurgie plastique ? La surveillance généralisée ? Les « forêts » (terme de plus en plus employés pour désigner des monocultures d’arbres, des plantations) gérées comme un carnet de comptable ? La lumière artificielle ? Le grondement permanent des moteurs ? Les quartiers de haute sécurité ? Les montagnes de déchets ? Les plages couvertes de cadavres ? Elle nous a surtout rendus sourds et muets, cloîtrés que nous sommes dans nos appartements, dans nos chambres, dans nos villes asphyxiantes, dans nos campagnes toujours plus désertes et bétonnées.

Il n’est pas surprenant d’apprendre que les peuples indigènes possèdent des capacités cognitives d’adaptations bien plus élevées que nous. Nous vivons dans des environnements hautement prévisibles et monotones ; nous n’avons pas besoin d’être aussi attentif à l’environnement qu’un Himba, par exemple, qui s’adapte constamment à de nouveaux contextes et pour qui l’attention portée au monde est la seule véritable richesse.

Peuple du bassin de Congo

Des êtres vivants, humains et non humains, meurent chaque jour, et ils ne disparaissent pas silencieusement et calmement comme un écran que l’on éteint. Ils souffrent des guerres, des pollutions, des contaminations, de l’enfermement, de la destruction de leur habitat, de la perte d’êtres chers, de la faim. Ils connaissent l’agonie du corps malade, maltraité, affamé. Chaque jour apporte son lot d’atrocités, les preuves ne manquent pas.

Léon Gontran Damas l’a parfaitement exprimé :

« J’ai l’impression d’être ridicule avec les théories qu’ils assaisonnent au goût de leurs besoins de leurs passions de leurs instincts ouvert la nuit en forme de paillasson.

J’ai l’impression d’être ridicule parmi eux complice parmi eux souteneur parmi eux égorgeur les mains effroyablement rouges du sang de leur civilisation. » (extrait du recueil Pigments)

Cette civilisation nous mutile, nous affaiblie, nous méprise. Elle n’est pas à défendre. Sa disparition seule nous permettra de construire des communautés vivantes et joyeuses, des communautés aux cultures aussi diverses que les écosystèmes qui peuplent une planète libre et vivante.

Bibliographie

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