Depuis le 17 novembre, début du mouvement des gilets jaunes, on compte plus de 1.800 blessés parmi les manifestants dont une centaine de blessés graves par les armes de la police, plusieurs ont eu la main ou le pied arraché, et au moins 23 ont perdu un œil. La violence policière ne peut plus être niée, et pour ceux qui doutent encore rappelons le décès de Zineb Redouane, une octogénaire victime d’un tir tendu de lacrymogène à Marseille, morte dans l’indifférence. Souvenons-nous aussi de ces autres morts qui ont précédés la violence de ces derniers mois : les centaines d’Algériens en 1961, les communistes du métro Charonne un an plus tard, les manifestants de mai-juin 1968, Vital Michalon en 1977 à Super-Phénix, Malik Oussekine en 1986, Rémi Fraisse en 2014…
Le bras armé de l’État nous rappelle, dès que nous désobéissons, que les gouvernements modernes ne sont et ne seront jamais des Démocraties. Comme le souligne Francis Dupuis-Déri dans son ouvrage Démocratie, Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France : « Si le droit de voter et d’être élu s’est élargi pour les hommes, au point où l’on parle de suffrage « universel », ces électeurs n’ont pas plus qu’avant le droit de participer directement à l’élaboration des lois et le pouvoir est toujours entre les mains de quelques centaines de politiciens élus. »
La Démocratie, gouvernement du peuple par le peuple, a pourtant été pratiquée pendant des millénaires et existe encore chez de nombreux peuples indigènes actuels. Pour qu’elle redevienne effective dans nos sociétés modernes, il nous faut prendre en compte le fait qu’à partir d’un certain degré de développement urbain, les démocraties adoptent l’esprit et la forme des aristocraties. Pour que la démocratie demeure possible, « les écarts sociaux doivent respecter certaines limites, et le monde environnant demeurer à la mesure de la personne humaine – deux conditions anéanties quand la circulation de l’énergie devient trop intense. Indépendamment même des dommages causés à la nature il existe un seuil au-delà duquel la quantité d’énergie consommée se met à corrompre le milieu social et à le désintégrer. » (Une question de taille, Olivier Rey)
Les injustices sociales sont intrinsèquement liées à la destruction du vivant. Elles sont le résultat d’une culture économique, technique et sociale née de la civilisation, de l’expansion urbaine qui se fait toujours au détriment des villages et de la nature sauvage, et qui nécessite une centralisation du pouvoir, un État dynastique, monarchiste ou républicain, pour exploiter une main d’œuvre bon marché et toujours croissante, au profit d’une minorité aristocratique dont le pouvoir ne peut se maintenir sans un bras armé et la soumission, plus ou moins volontaire, du plus grand nombre. La plupart des sujets des États classiques tels que l’Égypte, la Grèce et Rome, tout autant que des premiers États khmers, thaïs et birmans, étaient statutairement non libres. L’histoire qu’on nous enseigne à l’école est étaticocentrée, elle s’intéresse bien plus aux États qu’aux populations, et, afin de justifier expansion, colonisation et destruction des territoires et des peuples, elle a opposé civilisé et sauvage, civilisé et barbare, civilisé et primitif. Elle a élaboré des stratégies pour nous convaincre que vivre hors des États étaient dangereux et que la protection qu’elle nous promet est indispensable à notre salut physique et moral. Pourtant, la civilisation, dépendante de l’État et du capitalisme, n’est ni soutenable, ni inévitable, ni inéluctable. Depuis que la ville et son mode de fonctionnement, l’État, existent de nombreux peuples ont su vivre en dehors d’elle et ont élaboré des stratégies sociales, économiques et techniques pour que la forme étatique et urbaine ne s’impose pas à eux. Ces peuples, qui luttent aujourd’hui contre l’expropriation et la destruction de leur monde, sont les vrais écologistes. N’oublions pas qu’à l’heure actuelle, il existe des centaines de tribus, soit une dizaine de milliers de personnes, majoritairement des chasseurs-cueilleurs, vivant complètement à l’écart des civilisations modernes, en grande partie au cœur de l’Amazonie. La plupart sont les survivants ou les descendants des survivants d’actes génocidaires commis dans le passé. C’est le cas des Cinta Larga, qui ont été victimes des entreprises brésiliennes exploitant le caoutchouc entre les années 1920 et 1960. Ils refusent aujourd’hui tout contact avec le monde extérieur tant les violences, les massacres et les épidémies, dont leur groupe a été victime, sont ancrés dans leur mémoire collective. Ces micro-sociétés sont aussi menacées par les chercheurs d’or, les éleveurs de bétail ou les exploitants de bois qui volent leurs terres. Sans oublier les missionnaires de toutes obédiences qui, comme John Allen Chau, ont cherché et cherchent encore à les convertir, parfois de force. Menacés par l’industrie pétrolière et les bûcherons, les Mashco Piro sortent parfois de leur isolement volontaire pour rejoindre les communautés indigènes voisines et exiger de la nourriture ou des objets métalliques, sous la menace de leurs arcs. Au Brésil, des peuples sédentaires vivent dans des maisons communes et cultivent manioc et papaye dans des clairières. Ils pratiquent la pêche, ainsi que la chasse avec des arcs pouvant mesurer jusqu’à 4 mètres. Ces descendants des autochtones, réduits en esclavage lors de l’exploitation du caoutchouc au début du XXe siècle, repoussent, avec leurs flèches, quiconque tenterait de les approcher.
Le capitalisme, système économique intrinsèquement lié à la civilisation, est basé sur l’accumulation de richesses privées, la destruction des communs, comme les forêts et la rivière, et ne bénéficie qu’à 1% de la planète. Il est incapable de satisfaire les besoins humains et exige une croissance indéfinie sur une planète finie. L’appauvrissement inexorable des matières premières entraîne une ruée vers les dernières zones encore protégées. Il est aujourd’hui évident que l’humanité ne peut continuer longtemps encore à solliciter des ressources naturelles en voie d’épuisement. Face aux avertissements, les optimistes se rassurent en disant que ce n’est pas la première fois qu’on prédit la tourmente, que la terre en a vu d’autres. Eh bien non, elle n’a jamais rien vu qui ressemble de près ou de loin à ce qui se produit actuellement. Il est vain de vouloir se tranquilliser avec des précédents, car il n’en existe pas. Les peuples indigènes n’ont pas raté le train de l’évolution, ils ont tout simplement refusé d’y monter parce que toute leur culture refuse de concevoir le monde, qu’ils vivent et qui les habite, comme une matière morte bonne à produire des objets inutiles et mortifères.
Un des exemples les plus concrets et les plus impressionnants de lutte de peuple autochtone est celui que nous offre les zapatistes. L’État du Chiapas, dans le Sud du Mexique, d’une superficie de 75 634 km², comprend 1 million d’indiens sur une population de 4 500 000 hab. Les peuples indigènes, qui vivent au cœur de la destruction capitaliste, ont conscience de l’urgence de lutter activement contre ce système économique, politique, technologique et sociale. Leur lutte doit être une force d’inspiration pour tout ceux qui s’inquiètent de l’extermination du vivant et veulent y mettre fin. Le 1Er janvier 1994, les zapatistes lancent leur « Ya Basta », première mobilisation massive qui se dresse contre l’hégémonie capitaliste. C’est sous la forme d’une guérilla que l’armée zapatiste se soulève, le même jour qu’entre en vigueur l’ALENA, les accords de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. Ce sont les paysans et les indigènes du Mexique d’en bas qui se soulèvent contre le Mexique du Nord, le Mexique des élites. 12 jours de combat avec l’armée fédérale qui seront arrêté par un cessé le feu à la demande de la population mexicaine qui avait déployé des manifestations massives dans le pays. Un processus de dialogue donnera le 16 février 1996 les accords de Saint André : reconnaissance des droits et de la culture indienne au Mexique, autonomie des peuples indiens. Mais le gouvernement du Parti révolutionnaire institutionnel de Zedillo opte pour un système de crimes paramilitaires pour lutter contre les zapatistes ce qui conduira au massacre d’Acteal en 1997 et à la rupture avec le gouvernement dans son ensemble y compris la partie de la gauche traditionnelle.
En février 2001, les zapatistes organisent « la marche pour la dignité indigène », l’EZLN quitte la forêt Lacandone pour Mexico. Ils appellent tous les enfants de la terre à se libérer de la domination des logiques capitalistes, parce que la tourmente va s’aggraver, qu’elle ne s’arrêtera pas d’elle-même, et que nous devons nous y préparer.
Ils mettent en place l’autonomie politique indépendamment de toute reconnaissance légale, et, le 21 décembre 2012, des marches massives, civiles et pacifistes, sont organisées par l’EZLN. Ce sont 40 à 50 000 zapatistes qui occupent cinq villes du Chiapas. Lors de la sixième déclaration de la forêt de Lacandone, la Sexta, les zapatistes appellent à créer un réseau planétaire de résistance et de lutte. Les zapatistes savent qu’on ne peut pas construire un monde post-capitaliste sans prendre en compte le fait qu’on est assiégé et attaqué en permanence par le capitalisme. Ils ont une conscience des limites qu’ils ont pu construire jusqu’à présent. Ils défendent une culture paysanne et luttent pour éviter d’être intégrés dans une agriculture commerciale, ils résistent à la monoculture, au projet minier, de barrage hydroélectrique, d’autoroutes, touristique, biocarburant, etc. Les attaques du capitalisme mondialisé contre les territoires sont concrètes, et toutes les communautés devraient mener, avec vigueur, une telle lutte.
En Février 2019 les femmes zapatistes ont écrit une lettre Aux femmes qui luttent dans le monde entier. La II* Rencontre Internationale des Femmes qui Luttent, prévue sur les terres zapatistes en mars 2019 n’aura pas lieu, parce que le nouveau gouvernement est décidé à mener à bien ses projets miniers, son train maya, ses monocultures, en territoire zapatiste. Les femmes zapatistes nous écrivent :
« Ne cesse pas de lutter. Bien que ces maudits capitalistes et leurs nouveaux mauvais gouvernements s’en sortent et qu’ils nous anéantissent, et bien toi, tu dois continuer à lutter dans ton monde. Car c’est cet accord que nous avons pris lors de la rencontre, celui de lutter pour que plus aucune femme dans aucun recoin du monde n’ait peur d’être femme. Et dans ton recoin, compañera et soeur, c’est ton rôle d’y lutter, comme nous, les femmes zapatistes, nous luttons en terres zapatistes. Ces nouveaux mauvais gouvernement pensent qu’il va être facile de nous vaincre, que nous ne sommes pas beaucoup et que personne, là bas dans les autres mondes, ne nous soutient. Mais que va-t-il se passer compañera et soeur ? Et bien, même s’il ne reste qu’une seule d’entre nous, celle-ci se battra pour défendre notre liberté. Et nous n’avons pas peur. Si nous n’avons pas eu peur il y a déjà plus de 25 ans lorsque personne ne nous regardait, alors encore moins maintenant que toi, tu nous as vu, bien ou mal, mais tu nous as vu. Compañera, soeur, nous te confions la petite lumière que nous t’avons offert. Ne la laisse pas s’éteindre. Même si la notre s’éteint ici avec notre sang, et même si elle s’éteint à d’autres endroits, toi, prends soin de la tienne car, bien que les temps actuels soient difficiles, nous devons continuer d’être celles que nous sommes et nous sommes des femmes qui luttent. »
De nombreux peuples luttent aujourd’hui contre les projets miniers, l’extraction des énergies fossiles, l’exploitation des terres rares, pour la défense des terres communales et les revivifier. Ces projets détruisent des peuples et des écosystèmes entiers et les gouvernements, au service des multinationales, ne s’effondreront pas d’eux-même. Les injustices sociales et l’extermination du vivant sont un seul et même combat. Si nous voulons lutter efficacement contre cette destruction, il nous faut envisager des stratégies adaptées à la situation et aux forces disponibles. Nous ne sommes ni équipés ni suffisamment nombreux pour affronter frontalement le bras armée de l’État, mais les écologistes les plus lucides savent que nous sommes en guerre contre un système mortifère et que seule une guerre asymétrique peut démanteler. Il nous faut pour cela construire une culture de résistance pour permettre à la guerre écologique décisive de se développer et de gagner. Une culture de résistance implique de soutenir avec courage et loyauté des activistes qui s’attaqueront aux infrastructures les plus destructrices de la civilisation industrielle. Le rôle de la culture de résistance est de tisser un réseau de camaraderie et d’appartenance entre les différents activistes, les encourager « dans leurs actes de résistance en leur fournissant de l’argent, des vivres, des avocats et en les soutenant en cas d’incarcération. Tandis que le combat prend forme, les membres du mouvement à visage découvert prennent en charge la construction d’institutions alternatives, des écoles aux milices, qui prendront le relais une fois le système oppressif écroulé. » (DGR, un mouvement pour sauver la planète)