[Chronique radio] Science et aliénation

J’ai parlé à plusieurs reprises de « l’ontologie naturaliste », identifiée par Philippe Descola dans son ouvrage Par-delà nature et culture, et qui caractérise notre civilisation occidentale. Le terme ontologie définit dans ce cas précis une conception du monde, une manière de voir et d’interpréter le monde. Dans nos sociétés dites modernes nous envisageons une continuité entre humains et non-humains par des lois physiques universelles mais nous accordons à l’homme, et à lui seul, la faculté de les surpasser pour les maîtriser. L’homme seul serait donc capable de s’extraire de l’instinct et de la nature.

Science et aliénation

Sommaire :

L’homme contre la matière L’animal sacrifié L’aliénation industrielle Bibliographie

Cette conception du monde est une construction religieuse, scientifique et économique, fondée sur un androcentrisme qui sépare et oppose l’homme et les Autres : femme, esclaves, primitifs, animaux, plantes ; qui sépare la nature et la culture, la matière et l’esprit. Elle trouve son origine dès l’Antiquité et se développera avec le christianisme et le développement scientifique du XVIIè siècle. L’homme devient observateur et transformateur d’une nature rabaissée au rang d’objet neutre, connaissable et exploitable à volonté.

L’homme contre la matière

Giotto, Le jugement dernier

Dès l’Antiquité la civilisation helléniste, inégalitaire et ethnocentrée, différencie l’homme des Autres : les femmes, les enfants, les non-occidentaux. Cette différenciation est la mise en pratique du dualisme corps et esprit que l’on retrouve chez Platon qui envisage le corps comme la prison de l’âme : « Tant que nous aurons notre corps et que notre âme sera embourbée dans cette corruption, jamais nous ne posséderons l’objet de nos désirs, c’est-à-dire la vérité. » (Phédon)

Au IVe siècle av. J.-C., l’individuation de certaines entités du monde, systématisée par Aristote, permet de faire surgir un objet d’enquête original : la Nature en tant que somme des êtres soumis à des lois.

La supériorité de l’homme se consolide dès les débuts du christianisme avec la notion de résurrection des hommes qui émerge au V° siècles av. J.-C.. L’écart avec l’animal se creuse encore un siècle plus tard lorsque le concept de spiritualité et d’immortalité de l’âme humaine est évoqué dans le Livre de la Sagesse. Influencé par la distinction platonicienne du corps et de l’âme dont la nature est intellectuelle et immatérielle, le Nouveau Testament prolonge ce processus. Dès les origines, l’image de la bête est forgée en opposition à celle de l’homme. Saint Augustin, dont la philosophie domine sans partage le christianisme jusqu’au XIII° siècle envisage également l’âme comme la partie supérieure de l’homme, indépendante du corps, spirituelle, source de la connaissance intellectuelle, image du Dieu de la Genèse.

Au XIIIe siècle, Saint Thomas d’Aquin hiérarchise les créatures et introduit des différences de nature dans les aptitudes : l’homme est un être de raison, l’animal un être d’instinct. Il faut alors imposer un dieu transcendant contre les divinités païennes, voire zoomorphes, et combattre tout panthéisme ou totémisme.

Cette conception contribue à installer le dualisme matière-esprit qui structure toute la vision chrétienne de l’univers. Elle sépare l’homme, créature céleste, des créatures définitivement attachées à la terre.

L’animal sacrifié

Gustave Doré, le petit chaperon rouge

Avec l’abandon des sacrifices, des abattages rituels et des interdits alimentaires le christianisme renvoie le monde animal, et par lui toute la nature, dans le profane. Là encore, la bête devient un objet, à utiliser cette fois-ci pour les besoins du quotidien. Pour tous, il est évident qu’elle a été créée pour le bien de l’homme, centre et maître de la création. Les bêtes farouches sont retirées dans les solitudes et les forêts, celles des champs sont prêtes à donner leurs produits et celles des villes à proposer leurs loyaux services. Toute activité est ainsi justifiée, toute exploitation légitimée.

La théorie de l’animal machine de Descartes est à la mode aux XVII°-XVIII° siècles parmi le clergé catholique. Elle nie l’existence de la douleur chez les bêtes qui peuvent ainsi être utilisé à volonté et cela au moment même où la science occidentale commence une entreprise de maîtrise du monde.

À cette suprématie de l’homme s’ajoute l’invention du télescope qui modifie la vision du monde. L’homme peut désormais considérer la nature terrestre du point de vue de l’univers. Le monde terrestre s’est ainsi rétréci et en abolissant les distances l’esprit humain s’est éloigné de la Terre. L’homme est devenu capable d’arpenter et de mesurer mais il a été rejeté en lui-même.

Au lieu d’observer les phénomènes naturels tels qu’ils lui sont donnés, il place la nature dans les conditions de son entendement. Cette extériorité de l’homme rendra possible l’émergence, au XVIIe siècle, d’une science de l’ordre et de la mesure qui répartit les objets selon des classifications formelles. Chaque élément est automatiser afin d’en discerner les lois mécaniques et de penser le monde comme une machine dont les rouages peuvent être démontés par les savants.

Et c’est depuis que certains hommes rêvent la mathématisation de la perception et de toute connaissance empirique, réduisant les données des sens et les mouvements terrestres en symboles mathématiques. Par la force de la théorie ils espèrent surmonter la condition humaine terrestre. La théorie devient hypothèse et la réussite de l’hypothèse devient vérité. La distinction entre laboratoire et conditions biologiques se réduisent jusqu’à réduire le vivant en machine.

Les liens entre homme-machine et conception évolutionniste de la création sont dès lors visible. La communauté catholique, à partir des années 1940 et sous l’impulsion du jésuite Teilhard de Chardin, transforme l’animal en créature du passé, qui doit se sacrifier pour permettre à l’homme de progresser, et justifie une exploitation industrialisée. Aimer et protéger l’animal est interpréter comme un renoncement au destin supraterrestre de l’homme. On ne peut s’attacher à des créatures matérielles sans renier la nature spirituelle de l’homme, sa place à part dans la création. La suprématie de l’homme sacralise sa propension à se croire différent et transforme en commandement divin son aspiration à la maîtrise de la nature. La machine est la nouvelle promesse de l’homme divin qui se rêve pur esprit. Connecter les uns aux autres, ils rêvent une entité spirituelle immortelle, une mémoire réduite à l’histoire de la civilisation occidentale.

L’aliénation industrielle

Leon Spilliaert, Portrait

L’idée de science au sens contemporain émerge au cours du XIXe siècle occidental et européen quand l’activité scientifique devient indispensable pour améliorer les procédés de production industrielle. Comme l’indique Carnino dans son ouvrage L’invention de la science, la quasi-totalité des travaux scientifiques ont toujours été réalisés en liens très étroits avec les exigences industrielles et économiques de leur temps. Cette science émerge en un sens très précis qui vise à résoudre des problèmes sociaux et politiques. L’idée de science s’impose pour faire entendre aux populations qu’il y a nécessité de ne pas discuter certains choix technologiques et industriels. Et autour de cette idée de science, on invente toute une mythologie qui entoure par exemple Galilée ou Newton et invente la vision d’une science pure, libre de toute influence idéologique.

La vision du monde occidental, basée sur la supériorité de l’homme, l’exproprie de la nature et de la terre. Aliéné philosophiquement de son environnement, il adapte la science à cette philosophie qui le mutile d’une part conséquente de lui-même. Nombreux sont les scientifiques atteint de ce mal et qui se mettent au service de cette folie de domination, de gloire et de destruction du vivant.

On n’a pas assez réfléchi sur l’influence qu’a pu avoir la représentation du paradis dans l’imaginaire collectif, car ce monde sans bêtes a été proposé, des générations durant, comme l’archétype d’un habitat qui serait enfin celui de l’homme, et de lui seul. Or c’est bien ce modèle que l’occident a réalisé lorsqu’il en a eu les moyens techniques avec la révolution industrielle, en réduisant la faune sauvage, en licenciant les animaux de trait ou en inventant l’élevage industriel.

Soutenir que l’animal et la nature sont acteur et non objet contredit une conception moderne très ancrée, notamment parmi les élites intellectuelles. Le mythe de la science pure a été créé pour maintenir un système d’exploitation et de maîtrise du vivant au profit de l’élite. Replacer l’homme dans la nature et montrer la complexité de ses relations avec ces Autres si longtemps dévalués pour mieux les exploiter devient indispensable pour lutter contre la catastrophe écologique en cours. Nous ne pourrons sortir de l’impasse industrielle si nous ne nous penchons pas avec humilité et respect sur les manières dont ces Autres vivent, appréhendent la nature, s’adaptent, agissent. Ces Autres sont les peuples qui ont su, grâce aux philosophies biocentriques, garder le sens de l’équilibre tant vis à vis des autres espèces vivantes que vis-à-vis des autres sociétés humaines ; ces Autres sont aussi les animaux, les plantes, les pierres… et comme l’écrit Élisée Reclus dans son ouvrage Histoire d’une montagne : « Ce que j’appris, je le dois … à la collaboration de l’insecte rampant, à celle du papillon et de l’oiseau chanteur. »

Odilon Redon, Caliban

Bibliographie

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