Sommaire :
Représentations humaines masculines Associations humains et animaux Une ontologie animiste Bibliographie
Si les plus anciennes représentations datent de l’Aurignacien (43000 - 29000 avant le présent), elles restent rares : représentation féminine peinte à Chauvet, sexes isolés gravés dans la région des Eyzies. Aucune représentation masculine n’est identifiable. C’est au Magdalénien qu’un élan créatif voit l’éclosion de formes nouvelles : la ronde-bosse se raréfie et l’image de la femme prend parfois la forme spectaculaire de bas-relief de grandeur naturelle au sein des habitats (Angles-sur-l’Anglin). C’est également au Magdalénien qu’apparaissent les représentations féminines schématiques qui se propagent à travers l’Europe jusqu’en Ukraine, et les figures masculines. Ces dernières se développent plus particulièrement dans les Pyrénées et en Aquitaine. C’est à cette même époque que les premiers portraits sont gravés et plus particulièrement dans le site de La Marche (Vienne). Dans les Pyrénées, les représentations masculines se hissent au même niveau que les figurations féminines, ce qui constitue un cas unique.
Les très nombreuses représentations de corps humains au Paléolithique européen supérieur font émerger cette expression de « l’autre » et de « soi », cet autre qui peut être humain, animal, réel, imaginaire ou fantasmé.
Représentations humaines masculines
Les représentations humaines masculines se déclinent, comme les représentations féminines, en figures entières et segmentées. Les trois quart des figures masculines sont concentrées dans le grand Sud-Ouest de la France (Aquitaine, Poitou-Charentes, Quercy, Pyrénées) dans une tranche chronologique relativement courte correspondant au Magdalénien (17000 - 12000 avant le présent). L’Aquitaine semble être le foyer à partir duquel le motif se serait diffusé vers le Nord (Poitou-Charentes) et plus particulièrement vers le Sud (Quercy, Pyrénées).
Les figures entières, à la fois simplifiées et détaillées, sont ithyphalliques et parfois macro-phalliques comme à Laussel en Aquitaine, à Altamira (Espagne) ou encore à Foz-Côa (Portugal). Les caractères sexuels de l’homme sont fortement mis en valeur, ce qui constitue un point commun avec les figurations féminines. En revanche, la présence des traits du visage les distinguent radicalement des figures féminines qui restent anonymes dans la grande majorité des cas. Les figures masculines sont également figurées dans des attitudes diverses.
Malgré le faible nombre de sexes masculins répertoriés, quelques convergences formelles entre sites peuvent être observées, tels que les trois bâtons percés d’Isturitz, de la grotte de la Madeleine et la Garenne, dont la forme générale est similaire. Un autre rapprochement entre l’Aquitaine et les Pyrénées est suggéré par les phallus gravés de La Madeleine et de la Vache. Ils sont décorés d’incisions courtes similaires.
Les têtes isolées sont très nombreuses au gisement de la Marche, elles sont absentes des périodes précédents le Magdalénien et ces visages sont très réalistes. ce qui suggère qu’au cours de cette période un changement significatif s’est opéré dans le statut symbolique de l’homme.
Associations humains et animaux
Dans le gisement de La Marche, la majorité des figures humaines sont d’un réalisme frappant mais elles voisinent avec d’autres figures au visage projeté en avant. Certains visages sont ainsi bestialisés. On peut voir des visages à nez allongé, se transformant parfois en une sorte de bec d’oiseau (Isturitz dans les Pyrénées-Atlantique, la grotte de la Vache en Ariège). Ce rapprochement avec l’oiseau est dans certains cas très troublant : il en est ainsi des représentations de hiboux qui se confondent avec des visages humains (Marsoulas, Haute-Garonne). La mâchoire est également exagérée dans certains cas : à Bédeilhac et Enlène en Ariège, à Rouffignac en Charente-Maritime). L’existence de figures masculines animalisées et l’absence apparente de ce caractère pour les figures féminines, pourrait traduire une volonté de rapprocher l’élément masculin au monde animal.
D’autres figures sont composites, constituées de parties anatomiques humaines et animales et sont majoritairement sur support pariétal. Certaines possèdent des éléments anatomiques relatifs au bison (Les Trois-frères dans les Pyrénées, la grotte du Gabillou en Aquitaine). L’être composite d’Altamira et celui de la scène du puits de Lascaux possèdent tout deux une tête d’oiseau. Ces similitudes sont troublantes car elles concernent des sites éloignés et non contemporain. L’exemple le plus abouti d’intégration de composantes animales multiples est le dieu cornu des Trois frères : il porte des bois de renne sur le crâne, possède un sexe avec les bourses apparentes qui pourrait être celui d’un félin et une longue queue qui évoque le cheval ou le renard. Une des caractéristiques formelles de ces figures composites est leur apparente animation et leur intégration dans des compositions plus ou moins complexes. Les figures composites sexuées sont majoritairement magdaléniennes, mais leur origine est certainement bien antérieure comme en atteste l’« homme-lion » de Hohlenstein-Stadel (Allemagne) trouvé dans un contexte aurignacien.
Dans l’art pariétal comme dans l’art mobilier, pour les figures entières comme pour les sexes isolés, les représentations féminines ont tendance à s’associer entre elles ce qui constitue un point de divergence avec les représentations masculines. Si les représentations féminines sont souvent multipliées, les représentations masculines sont rarement figurées en groupe. Il faut signaler l’absence d’association homme/homme ou sexe masculin/sexe masculin. Une autre divergence entre les deux sexes réside dans l’attitude. Les hommes sont animés et intègrent des scènes narratives en relation étroite avec des figures animales, alors que les femmes apparaissent plus stéréotypés et contraintes à un modèle associatif unique et d’apparence rigide. Pour autant des associations de femme/bison dans les supports pariétaux, et des associations femme/cheval dans l’art mobilier sont significatives. De même, le thème animalier le plus fréquemment associé aux sexes féminins isolés est le cheval. Des exemples explicites tel que la pièce remarquable dite « la Poursuite amoureuse » d’Isturitz, « la Femme au Renne » de Laugerie-Basse, permettent de considérer la femme comme étroitement liée au cheval et au bison dans les croyances du Paléolithique supérieur, même si nous ignorons la nature de ce lien.
Si les êtres composites concernent les représentations masculines, l’association figure masculine/figure animale est rare. Lorsqu’il y a association avec le cheval ou le bison, les représentations masculines prennent une valeur narrative, ce qui n’ a pas été observé dans le cas des représentations féminines. Contrairement au figures féminines, les représentations masculines intègrent des compositions plus ou moins dynamiques et narratives. Enfin, les associations homme/femme sont extrêmement rare bien que certaines ronde-bosse puissent être interprétées comme des représentations de phallus-femme (Tursac, Angles sur l’Anglins, Milandes).
Malgré ces différences, les humains sexués ont en commun un caractère ostentatoire, ils sont souvent mis en scène et bien qu’occupant une place relativement modeste dans l’iconographie du Paléolithique supérieur, ils jouent un rôle important dans la structuration des dispositifs pariétaux.
Une ontologie animiste
Une étude récente a été menée par Clément Birouste. Il s’est appuyé sur les différentes ontologies définies par P. Descola pour envisager l’art préhistorique, et plus particulièrement celui des Pyrénées, comme appartenant à une ontologie animiste.
Descola observe que les dualismes nature/culture et corps/esprit qui caractérisent notre société n’existent pas pour de nombreux autres peuples et identifie quatre ontologies principales selon le mode d’organisation, continuité ou discontinuité, entre les humains et les autres existants. La vision du monde des occidentaux modernes (depuis Bacon, Galilée et Descartes, XVIIe siècle) est fortement déterminée par l’ontologie naturaliste. Cette dernière envisage une continuité entre humains et non-humains par les lois physiques universelles qui dominent le monde matériel tandis que la distinction culture/nature, écho à la distinction mise en place par Descartes entre corps et esprit, stipule que seuls les hommes ont une âme. L’animisme, ontologie dominante chez les peuples amérindiens, envisage le monde différemment : les êtres vivants (animaux, plantes, humains et certains objets) ont une âme capable de discernement rationnel et de jugement moral et le corps n’est qu’une enveloppe recouvrant des intériorités similaires. La plupart des existants sont réputés s’organiser selon des modalités analogues à celles des humains : ils ont leur maison, leurs chefs, leurs chamans etc. et la communication entre humain et non humain est possible par le rêve. Le totémisme, ontologie des aborigènes australiens, ignore quant à lui les discontinuités entre humains et non-humains tant sur le plan moral que physique. Les classes nommées s’identifient à un totem, un être qui vécut sur la terre « au temps du rêve ». Les membres humains et non-humains d’une même classe partagent un ensemble de qualités. Enfin, l’analogisme, ontologie dominante chez les Hopi mais aussi dans la cosmologie médiévale et la Chine ancienne, fractionne et individualise les êtres et les choses. À partir de ces quatre ontologies Descola tente d’identifier les modes de représentation qu’elles imposent à une « agrégation collective ». Avec le naturalisme l’intériorité humaine s’effiloche pour devenir une fonction des dimensions physiques tandis que pour l’animisme l’intériorité de type humain, commune à tous les êtres, se révèle lorsque le masque s’ouvre.
Le totémisme quant à lui montre le prototype, sans fond, sans environnement, sans action, d’une classe donnée. C’est un modèle qui est représenté par ses organes internes et son squelette pour passer la barrière de l’apparence. Certaines représentations montrent l’effet dans le paysage de ces êtres totémiques, l’itinéraire de ces personnages lorsqu’ils ont ordonné et façonné le paysage.
Enfin, l’analogisme représente essentiellement des chimères qui sont une combinaison d’attributions diverses.
D’autre part, l’analyse de Descola révèle que dans de nombreuses sociétés les catégories « animal » et « humain » n’existent pas. L’observation de ces différences s’intègre aux recherches anthropologiques et sociologiques actuelles qui tentent d’appréhender la diversité des modes d’existence humaine. Ainsi, certains auteurs envisagent la culture comme naturelle tandis que la connaissance de la nature, toujours imparfaite, est construite et limitée par les corps qui l’éprouvent et l’environnement qu’ils élaborent. Fortement influencés par la philosophie de Whitehead et le concept des « plurivers » de W. James, les tenants du perspectivisme et du multinaturalisme tendent à concilier connaissance empirique et scientifique en accordant une part importante à la subjectivité collective mais aussi individuelle dans notre interprétation du réel.
Si les images ont toutes un effet, une sorte d’autonomie, une capacité d’action, d’intentionnalité, celles de la Préhistoire, dont les raisons d’être nous sont inconnues, sont comme l’écho lointain d’un hymne devenu requiem. À l’heure où le devenir de la Terre risque d’être celui d’une mégapole, où quelques espaces seraient consacrés à quelques animaux observables pour notre plaisir, elles inspirent l’art contemporain et voyagent dans les Musées. L’impossibilité de les classer dans le discours traditionnel de l’Histoire de l’Art leur permettront peut-être d’échapper au processus d’analyse cartésien pour participer à la construction d’une ontologie postnaturaliste.
Bibliographie :
- Raphaëlle Bourrillon, Les représentations humaines sexuées dans l’art du Paléolithique supérieur européen : diversité, réminiscences et permanences, thèse de doctorat, 2009.
- Clément Birouste, Le Magdalénien après la Nature, une étude des relations entre humains et animaux durant le Magdalénien moyen, 2018
- Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2001
- Philippe Descola, La fabrique des images, visions du monde et formes de la représentation, 2010
- Edouardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, 2009